|
« Chaque fois que je prends les ciseaux et que je me coupe la tête,
j’ai mal » lâche Gilbert Garcin dans la voiture qui nous emmène vers
son atelier de La Ciotat. Je ne m’y fais pas. Je sais qu’il ne s’agit que
d’un morceau de carton, de mon effigie, mais dans ces moments-là, je pense
aux cérémonies Vaudou où on pique les têtes avec des épingles. Je me
demande même si je ne fais pas monter un interdit, si je ne commets pas une
profanation. Du point de vue du sacré, il y a des choses, comme effacer son
image, la détruire, qu’on n’ose pas faire, même à une créature
imaginaire … »
Evoquant ce double, dont nous retrouvons, penchés au-dessus d’une poubelle
de la Ciotat, têtes, tronçons et postures chargés d’une terrible illusion
de réalité, Gilbert Garcin passe progressivement du « je » au
« il ». Une prise de distance, patiemment gagnée, s’instaure
lorsque l’artiste, pris comme sujet et objet, constate que sa solitude est
équivalente à toute autre, que le même courant, invisible, circule entre
les hommes. Il est clair, alors, que son avatar rejoint le camp de la
fiction et devient universel en débordant son moi.
Ces premières tentatives datent de 1993. A l’aide d’un retardateur,
Gilbert Garcin, o.v.n.i largué dans le monde de l’art, se photographie de
dos, en veste et chapeau, sur la terrasse de son appartement marseillais.
Son effigie noir et blanc, découpée dans du papier photo, montée sur fil de
fer, positionnée dans une maquette bricolée avec de la lumière, du sable et
des cailloux, est re-photographiée. Quelques années et un pas de côté plus
tard, voilà l’autodidacte qui offre son propre profil à l’objectif. L’image
est floue, qui le montre en compagnie de Lucrèce. Mais bientôt, le point
est fait, la photographie nette. Plus tard encore, endossant le pardessus
démodé du beau-père, pour composer un personnage aussi gris, aussi neutre
que possible, l’artiste se fait violence et se retourne. Oh ! pas pour
se lancer dans le journal intime, « à cet âge-là, comment se
plaire ? » Non, c’est juste que Gilbert Garcin ne voit que lui
pour jouer, sur la modeste table qui lui sert de scène virtuelle, dans un
univers très « Second Life », le rôle d’un Monsieur Tout-le-Monde
qui, ayant toute sa vie accumulé sentiments et visions du monde, les
ressort à grande allure. Réfléchit à ce qui déclenche nos agissements. Se
demande comment passer d’une vie à l’autre, comment imaginer les rêves
qu’il ne fera jamais…
LE TERRIEN MOYEN
Flanqué d’une ombre qui l’humanise, attelé à des artifices de quat’sous
représentant les tâches ingrates et répétitives qui contraignent et
dépassent l’humain, le voilà équipé pour incarner le Terrien moyen.
L’illusion est parfaite. Tout est prêt pour l’identification, pour le grand
transfert. Au centre de la scène, l’homme comme espèce pensante. Le temps
comme sens de nos existences. La vie qui ne suffit pas. La conscience, la
mémoire, le hasard confrontés au principe de réalité. Drôles de variations
métaphysiques dans lesquelles l’image siphonne l’idée jusqu’à devenir
mentale…
Rien n’est plus moderne, dans cette société du spectacle qui déconstruit
le collectif, le fraternel, qui isole et mercantilise, qui anticipe les
peurs de tout, que ce miroir, tendu à une imagination contemporaine
angoissée. Tout se passe comme si le regard de cet artiste octogénaire sur
son prochain, montré sous les traits du Sisyphe d’Albert Camus, aux prises
avec la routine, le couple, l’impatience, l’absurde, sa finitude, était
humaniste, bienveillant pour l’individu d’aujourd’hui, anti-héros plus que
SuperMan. L’identification se fait. Il se reconnaît dans « Le
parvenu », « L’égoïste », « L’ambitieux ». Il lui
sait gré d’avoir « tout d’un coup, un peu moins peur de
vieillir ».
Le transfert opère d’autant plus que traversant le siècle et ses drames,
Gilbert Garcin ne fait pas l’autruche. Son personnage, pieds nus, se
retrouve dernier témoin d’Auschwitz ; jeté à la rue d’un coup de balai
comme un salarié kleenex ; dans un monde de gagneurs où seule compte la
performance ; jouet de la compétition entre entreprises ; dans la peau d’un
immigré qui débarque ; confronté au racisme ; plongé dans un univers
glaçant, donné comme celui du FN, où tout est réglementé, numéroté
jusqu’aux cailloux, et même, témoin de la fraude électorale aux
Etats-Unis…
L’INFLUENCE DU SURREALISME
Sachant que chez lui, c’est l’idée qui fait œuvre et la photo constat,
Gilbert Garcin n’en crée pas moins une esthétique forte. Il rêve d’une
série où les images seraient toutes réalisées à partir de bandes noires.
Travaille l’échelle, ramène de la texture en rendant les gris denses et
lumineux. Etudie les perspectives pour créer des effets de profondeur.
Enchevêtre les lignes pour introduire une dimension kafkaïenne. Emprunte à
l’art. Fait allégeance à la peinture. Ne trie ni les époques, ni les
courants artistiques, se réfère autant à Léonard de Vinci, Benvenuto
Cellini, Philippe de Champaigne, Auguste Courbet, Nicolas Poussin, Caspar
David Friedich qu’à Paul Klee, Edward Hopper, Robert Motherwell, François
Morellet, Daniel Buren ou Lucio Fontana...
Il ne faut donc pas croire Gilbert Garcin lorsque se prenant pour un
autodidacte, au sens du peintre du dimanche qui a réussi, il prétend
découvrir l’art de façon systématique dans les rayons des bibliothèques, un
peu comme on apprend par cœur le dictionnaire.
Il n’est pas plus sérieux lorsqu’il se revendique du seul Facteur Cheval,
sculpteur et architecte visionnaire parti de rien, vénéré, tout de même, de
Picasso et des Surréalistes, ou lorsqu’il nous fait croire qu’il n’en pince
que pour le n acte où se manifeste l’esprit.
Réalisme magique du Douanier Rousseau, cela dit précurseur des Fauves et
des Expressionnistes, adoré de Matisse et de Kandinsky.
Ses références picturales, Garcin les a acquises au fil de la vie, après un
premier voyage à Venise où il a reçu un choc en voyant « La
tempête » de Giorgeone. Depuis, il a passé beaucoup de temps devant
les peintres abstraits. Et joue même à pointer, dans certaines de ses
œuvres, l’exacerbation des egos dans l’art contemporain.
Ce qu’il n’aime pas davantage reconnaître, c’est qu’il y a du Magritte en
lui. Toujours cette peur de l’embrigadement, de l’étiquetage !
« Mes photos évoquent l’absurde, qui est une des caractéristiques du
surréalisme » admet Gilbert Garcin, reconnaissant, même s’il n’est pas
persuadé du rôle majeur de l’inconscient, que lorsque les idées lui
viennent, elles arrivent par flash et coulent selon l’idée qu’il se fait de
l’écriture automatique. De la même façon, il aurait du mal à nier que la
première mouture de son substitut de spectateur, en veste et chapeau, est
clairement un hommage au peintre belge qui aligne les rêves, comme lui les
cauchemars, pour nous tenir éveillés !
Les états de rêve, les associations libres, la beauté convulsive, ce n’est
certes pas la tasse de thé de Gilbert Garcin. Il ne s’invente pas davantage
un alter égo féminin, comme Duchamp et sa Rrose Sélavy. Mais il cherche à
aider l’homme à se trouver, à trouver le monde. Il combat le
petit-bourgeois, le libéralisme. Chez lui, les idées naissent imagées. Ses
images mentales font se lever des signes, des symboles, tutoient la mort,
révèlent le pouvoir photographique de dénuder l’œil…Et comme Paul Nougé,
biologiste et Surréaliste belge qui inventait de petits scénarii où les
objets quotidiens se transformaient en menace, ses fantaisies imaginatives
sont illusionnantes, chargées d’énergie poétique. Ne lui en déplaise,
Gilbert Garcin est bel et bien surréaliste !
Ce qui est vrai, c’est que Gilbert Garcin n’est pas réductible à une famille
photographique. Il ne s’identifie pas. Ne copine pas. Ne se laisse ni
embrigader, ni formater. Parfois, quand même, à force de voir ses images
auprès des leurs accrochées, il admet se sentir en affinités avec le
peintre et photographe néerlandais Teun Hocks ou avec le couple américain
ParkHarrisson.
Pour tenter de percer le mystère de la condition humaine, Teun Hocks,
amoureux de l’étrange et du symbolisme, condense la vie en une seule photo
géante et narrative, laquelle le représentant grandeur nature sur un fond
peint, est retravaillée à l’huile. Son art, influencé par Bruegel et
Vermeer, emprunte aux incongruités et trucages chers aux Surréalistes pour
questionner poétiquement, comme Gilbert Garcin, la fragilité de
l’existence.
Outre-atlantique, les Américains Robert et Shana ParkHarrisson proposent,
eux aussi, des spéculations visuelles, sortes de visions décalées et
contestatrices du monde moderne. Procédant par collage de plusieurs images,
montées sur panneau peint, ils décrivent l’homme aux prises avec des
inventions et machines qui, souvent caduques ou vouées à l’échec, sont
particulièrement destructrices pour la nature…
Formant depuis quatorze ans une suite qui ressemble à un feuilleton à la
Simenon, les quelques 330 images de Gilbert Garcin ne dédaignent pas,
aussi, créer des interférences entre fiction et réalité. Ainsi, son double,
posté sur un tapis roulant situé dans le réel, tient-il en laisse un chien
qui évolue dans une image d’Eliot Erwitt, donc dans la fiction. « Le
chien d’Eliot », en plus de rendre hommage au grand photographe
américain, est donc une sorte de métaphore du film de Woody Allen,
« La Rose pourpre du Caire » où le héros du film crève l’écran et
se retrouve dans la salle. Dans le même esprit, « Le funambule »
représentant un être réel, se joue de la fiction incarnée par le fil. Quant
au tableau du peintre hollandais Mark Tansey, il montre une vraie vache
regardant une vache fictive, dont les réactions sont examinées par des
experts, eux-mêmes observés par l’artiste. Trois niveaux de lecture
participent ainsi de cette réflexion sur l’image, le mensonge, l’illusion,
que l’on retrouve dans d’autres mises en scène traitant de la traversée du
miroir.
LE SPECTATEUR MONDIALISé ET LE SENS
A un moment donné, après une vie pépère et parvenu à l’âge de la retraite,
Gilbert Garcin se donne le droit de faire venir le monde à lui. Il
construit un théâtre miniature, y met en scène une comédie humaine aux faux
airs de tragédie grecque, photographie le tout et, par la grâce des
galeries, professionnels, éditeurs, collectionneurs et médias toqués de
lui, le spectateur s’entiche à son tour de cette œuvre qui, sur le fil
entre possible et impossible, fait circuler la vie des idées, relie les
vivants et les morts.
La bulle internet fait le reste : 225 851 connections se sont opérées
sur son site à l’heure où ces lignes sont écrites, parmi lesquelles 42 164
Français, 4 382 Russes, 3 564 Canadiens, 1398 Turcs…
Désormais, c’est l’imagination du spectateur mondialisé qui prend le
pouvoir sur ses images, décide de ce qu’elle veut y voir, en subvertit le
sens, aussi tabou soit-il. C’est lui le maître d’un jeu que Gilbert Garcin,
arroseur arrosé volontaire, ne contrôle plus.
Chez lui, face à son ordinateur, le photographe s’étonne de la veine
érotique d’une jeune femme qui, sur un site d’écriture surréaliste, n’a pas
hésité à mettre « Le témoin », sa photo sur Auschwitz, au centre
de ses fantasmes. Un scénario évoquant des menaces de guerre dans un pays
imaginaire subvertit, d’une autre manière, le sens de cette image qui
inspire à un autre internaute la vision d’un cordonnier devenu tueur en
série par amour des chaussures.
Ainsi court l’imaginaire débridé des fans de Gilbert Garcin…
que le sens peut se renverser ! Prenons le « désordre
interdit » d’après Jackson Pollock : est-ce l’ordre ou le désordre du
monde qui est insupportable au personnage extirpant, d’un tableau
accroché au mur, de la corde emmêlée? Dans « Changer le monde »,
comment discerner entre celui qui met de l’ordre et celui qui sème du désordre ? »
Dans « Vanités », diptyque tout en auto-dérision, on voit bien
que Gilbert Garcin démonte son propre système. Mais lequel est vrai ?
Lequel est faux ? Dans « Work in progress », sa compagne,
interprétée par sa femme Monique, fait face au portrait géant de son clone,
dont le visage, crâne entamé, cerveau amputé, est un vrai chantier de
démolition. De démolition…ou de reconstruction ? N’est-ce pas le
pessimisme ou l’optimisme du spectateur qui décide, in fine, du sens de la
composition? « La photographie, c’est de la liberté, parce qu’elle
reste floue, incertaine », surenchérit Gilbert Garcin qui adore
rajouter de la confusion au simulacre et passe aux aveux lorsqu’il avoue se
mettre en quête, pour inventer une image, d’« une piste ambiguë,
capable de bifurquer, et si possible, doublée d’un langage intéressant,
voire de jeux de mots »…
UN EXISTENTIALISME PHOTOGRAPHIQUE
Dans son appartement du Prado, à Marseille, Gilbert Garcin tourne autour de
son idée, la capture, la tient, lâche les fausses bonnes pistes, cherche
les doubles sens, les différents degrés, en dessine les déclinaisons
visuelles, en affine les croquis, réfléchit à leur mise en espace, à leur
faisabilité, se régale à l’avance d’une économie de moyens qui donne la
clef de l’oeuvre. « Je pars toujours d’une correspondance entre la
réalité et une abstraction. Tout fait l’affaire : les nuages dans le
ciel, une expression dans un livre, un mythe, une scène sur le vieux
port…Après, c’est l’humeur qui décide. Ca coule naturellement, comme l’écriture
automatique ».
L’exploit, avec cet humble bricolage, c’est de faire ouvrir les yeux sur le
monde, de favoriser une réflexion sur l’humain. Les iconographes ne s’y
trompent pas qui s’emparent des images de Gilbert Garcin pour illustrer des
articles du « Monde Diplomatique » ou des chapitres de manuels
philosophiques sur Kant ou Schopenhauer. Ce qui plait, chez Gilbert Garcin,
c’est cette métaphore qui se déploie dans un champ narratif, plus
philosophique que romanesque.
Et ce n’est pas en jouant au philosophe que les idées, chez lui,
surgissent. C’est en restant lui-même, en laissant venir les obsessions et
tensions liées à la mélancolie active qui l’assiège, cet état pessimiste,
angoissé, mais jamais dépressif, jamais dévitalisant, qui fait cheminer de
concert, en lui, obsession de la mort et allégresse. « Je vois les
idées comme des soucis, des préoccupations. Dit brutalement, je mets en
scène mes emmerdements » dit Gilbert Garcin, évoquant l’humour macabre
grâce auquel il exorcise l’angoisse, le suicide, l’attraction du vide, la
mort.
Le paradoxe, c’est que de ce pessimisme grinçant, s’échappe de la joie.
« J’ai un tel plaisir à traduire visuellement les idées que je
pourrais en rester là », lâche Gilbert Garcin. « Je suis comme le
chercheur de champignons, c’est trouver qui me met en joie. J’aime raconter
des histoires, j’ai le plaisir de l’illusionniste qui trompe les gens ».
L’exaltation de la création, le jeu de l’illusion, la simplicité de
l’exécution le font exulter. Soudain, de fabriquer ses mises en scènes,
d’inventer son langage lui fait pousser des ailes, il sent battre la vie
sous ses doigts, monter des images agissantes. L’énergie, la fougue
arrivent dans ses tableaux vivants. Dans ces moments-là, il se sent
palpiter, exister. Il se reconnecte au frisson qui le fait vibrer,
lorsqu’étudiant de l’Ecole de Commerce de Marseille, il se retrouve non
loin de Jean-Paul Sartre, du temps des Zazous, dans un café de
Saint-Germain-des-Près!
Dans ces moments de félicité créative, lorsque se sentir exister l’emporte
sur tout, ce sentiment aussi fort qu’il est ténu, aussi palpable qu’il est
fugace, innerve sa photo, la contamine d’une pulsation qui, d’exalter ainsi
la vie, en souligne le tragique. Existentielle, la photo de Gilbert Garcin
touche la densité, et lui le charisme.
GILBERT GARCIN ET L’ART CONTEMPORAIN
Tout se passe, aujourd’hui, comme si des fictions du moi avaient pris la
place du moi, comme si l’identité singulière de chacun s’était dissoute
dans une sorte d’identité collective où tout le monde viendrait puiser. Du
coup, la problématique de l’autoportrait, avec ses questions sur
l’ambiguïté du double je -Comment se comporte l’homme Gilbert
Garcin dans la vraie vie? Comment est-il travaillé par le fait que
plus il est artiste, plus il s’efface sous son masque ?- tombent
d’elles mêmes. Pourtant, Gilbert Garcin n’en fait pas mystère :
« Narcisse supplicié » condamné à ne plus voir que soi même,
partout et toujours, c’est bien lui. « Il n’y a pas d’artiste
heureux », c’est encore lui. « Le paon » sans doute aussi.
Il l’avoue sans difficulté : sa photo est bien le réceptacle de ses
angoisses et le moyen de les surmonter.
Il y a donc quelque chose de Sophie Calle chez Gilbert Garcin qui partage,
avec l’artiste contemporaine, ce souci de se soigner et de soigner les
autres en faisant œuvre de minuscules histoires qui recyclent défaites et
échecs intimes. Elle a eu l’idée folle, un jour, de faire organiser sa
propre filature par un détective privé. Il n’a pas hésité, dans une série
inédite baptisée « Ubiquité », à infliger à un certain nombre de
photographes, la présence de son effigie grandeur nature, leur fixant
l’obligation, partout où ils se la coltinaient dans le monde, de lui
apporter l’irréfutable preuve de son existence. Là se séparent leurs routes.
Sophie Calle se construit une photobiographie idéale, nourrie d’ambivalence
entre identité civile et artistique. De cela, Gilbert Garcin ne joue pas du
tout.
Mais chez lui, on trouve, aussi, du Cindy Sherman. Comme elle, il
parvient à donner un développement maximal à des mises en scène minimales,
basiques, auto-fictions dans lesquelles leurres et scènes virtuelles ont le
pouvoir de réactiver, par l’image, des métaphores éteintes, des souvenirs
collectifs. Elle shoote quand elle est sûre de ne pas se reconnaître dans
le miroir ? Il exhibe son visage, mais c’est son apparence, son
personnage fictif que nous voyons. « J’aurais pu y être, ce pourrait
être moi » dit-il, trimballant différents masques, quand, cachée sous
ses prothèses, elle porte tous les masques de l’Amérique. Se confrontant
aux figures tutélaires de la peinture, travaillant sur le mensonge de la
photographie, ils ont les pieds bien plantés dans cette société du clonage,
où nos illusions d’êtres humanistes, uniques, libres de leurs choix, ont
vécu, où nos identités se fragmentent. Là s’arrête la comparaison :
lorsqu’elle s’attaque au carcan social, médiatique et culturel qui modèle
le canon idéal de la femme, procédant à des remaniements successifs de la
représentation, il lâche l’affaire…
Dans un texte analysant les « réalités fictives » les
« illusions véridiques », qui apparaissent aujourd’hui dans l’art
comme « autant de petits virus destinés à perturber le grand corps
anesthésié du réel », Régis Durand s’interroge : « pourquoi
fabriquer des mondes irréels plutôt que de plonger dans l’infinie étrangeté
du réel ? » (…) « Ce qui est en jeu, répond il, c’est la
création de mondes décalés, déphasés, ludiques et obsessionnels à la fois,
qui sont autant de petits triomphes sur la lourde authenticité des choses.
Tous les degrés de l’illusion sont ici repérables : le trompe-l’œil
classique ou comique, la mise en scène ou la performance, le trucage, le
jeu sur l’échelle. Toute la panoplie et les accessoires d’une pratique dont
il ne faut pas oublier qu’elle est faite pour la photographie, entièrement
construite pour et dans la boite noire et donc, doublement illusoire. Et
qui, en cela, garde miraculeusement quelque chose de la magie de la baraque
foraine ».
Ce texte va comme un gant aux photos découpées et assemblées « comme
pour de vrai » par l’artisan Gilbert Garcin qui fait mentir le préjugé
selon lequel l’art contemporain serait le terrain de jeu du jeunisme
triomphant. Il le fait d’autant plus mentir que ça marche lorsque Gilbert
Garcin propose à l’identification son corps et son visage de
« vieillard prodige » ! Les collectionneurs se ruent sur ces
images agissantes qui remettent en selle valeurs et repères dans un monde
où le flux ininterrompu d’images contribue à tuer la vie des idées. Ils y voient
une anticipation des problématiques de demain qui entrent en résonance, de
belle façon, avec leur ressenti.
Ce qui distingue par contre fortement ces objets pensants et bouleversants,
c’est leur archaïsme, leur minimalisme, leurs défauts. Il ne s’agit pas de
négligence. Juste d’un peu de maladresse à la découpe, au collage. La
perfection n’existe pas dans ce travail de fourmi qui ne connaît ni
trucage, ni manipulation numérique et qui donc, parfois, échappe…
RETOUR A LA CIOTAT
Devant l’Eden-Cinéma de La Ciotat, le fameux cinoche des Frères Lumière,
dont son grand-père, dessinateur aux Chantiers, était le gérant et où
Gilbert Garcin traîna ses fonds de culotte devant des westerns, des Tarzan
et des Charlot qui vous forment un œil et une pensée, on est soudain saisi
d’une fulgurance : Bon sang, mais c’est bien sûr, non seulement
l’idée, chez lui, naît imagée, mais aussi en mouvement ! Et si la
vraie famille de Gilbert Garcin était celle du cinéma ? Et si le
cinéma lui était entré dans la peau ?
L’amour de l’humain, le mélange de satire et de pathétique, c’est signé
Charlie Chaplin. Le fond noir et vide, la magie, c’est Méliès. Le grand
rêveur, empêtré avec le progrès et la technique, c’est Jacques Tati. Woody
Allen n’est pas loin, avec son côté inquiet, paumé, culpabilisé, véritable
appel à la compassion. Luc Besson, mais oui ! est là aussi, quelque
part, pour son chef d’œuvre en noir et blanc, « Le dernier
combat », inoubliable conte philosophique muet.
Quant à la silhouette en ombre chinoise qui crée le mouvement dans l’image,
c’est le cinéaste des 268 épisodes frissonnants d’« Alfred Hitchkock
présente ». Comme Gilbert Garcin, il inflige à ses héros le poids d’un
destin trop lourd, organise une poussée d’angoisse suivie d’un brusque
retournement de situation, manipule le spectateur. Chacune de ses petites
histoires noires évoque des gens ordinaires se trouvant impliqués dans des
histoires quotidiennes de meurtre, de concupiscence, d’escroquerie et de
vengeance. Il apparaît à l’écran au son de « la marche funèbre pour
une marionnette » de Gounod et revient, en épilogue, exposer la morale
de ses récits qui donnent la chair de poule.
Ce faisant, Hitchkock nous ouvre les portes de la psychologie, nous fait
pénétrer dans le labyrinthe souterrain des individus. Gilbert Garcin, lui,
cerne leurs conduites d’échec, leurs doutes, leurs utopies. La mise en
scène leur sert à approcher le mystère de la vie. Carl Dreyer, que ne
démentirait pas David Lynch, n’a-il pas dit : « nous désirons que
le cinéma nous ouvre une porte sur le monde de l’inexplicable » ?
Magali Jauffret
|